Nombreux sont ceux qui, parmi nos collègues, nous ont fait part de leur incompréhension à la suite de l’émission Envoyé Spécial de France 2 diffusée le jeudi 25 octobre 2024, consacrée aux « Naufragés de la Justice » et à une « justice qui juge mal et trop lentement », bâtie sur le présupposé qu’un grand nombre de magistrats, largement irresponsables disciplinairement, feraient mal leur travail au prétexte d’un manque de moyens.
Il n’appartient pas à un syndicat de magistrats de critiquer le choix éditorial de journalistes.
Il n’appartient pas non plus à un syndicat de magistrats d’apprécier la parole, nécessairement subjective mais toujours instructive et éclairante, de nos concitoyens ou de leurs conseils qui estiment avoir été maltraités par l’institution judiciaire, sa logique comptable, ses limites ou certains de ses représentants possiblement dysfonctionnels.
En revanche, il appartient aux syndicats de magistrats d’apporter à la fois un autre regard – nos collègues mis en cause étant réduits au silence par leur devoir de réserve – mais aussi des précisions techniques (qui auraient évité des approximations ou contre-vérités), ainsi que la nécessaire contradiction indispensable pour passer du cas d’espèce, aussi tragique soit-il, à une analyse plus systémique.
A titre d’exemple, il peut être regretté le contre-sens des journalistes du service public sur le reproche fait aux seuls magistrats d’appliquer une circulaire du garde des Sceaux visant au classement d’ampleur d’enquêtes judiciaires, non traitées depuis des années par les services d’enquête saisis, sans interroger l’état des services d’enquête et le choix politique ainsi fait.
L’USM aurait pu également expliquer comment elle sollicite de longue date de notre ministère la communication du rapport gouvernemental au parlement, en exécution de l’article 22 de la loi organique n°2007-287 du 5 mars 2007 relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats, sur les actions contre l’Etat pour dysfonctionnement du service public de la justice et notamment pour non-respect du délai raisonnable, dans l’espoir d’analyser ce qui relève de l’absence de moyens, d’une surcharge d’activité ou d’erreurs d’appréciation dans le cadre de l’acte juridictionnel voire de possibles fautes disciplinaires.
Le président de l’USM a contacté la journaliste autrice de ce reportage, avec laquelle nous avions été en contact, pour lui exprimer notre surprise quant au fait qu’elle n’ait pas jugé utile de nous donner la parole, pour expliquer ou nuancer la réalité judiciaire décrite, en notre qualité de principale organisation syndicale de magistrats. A ce jour, nous n’avons obtenu aucune réponse.
La Justice en France représente 2% des dépenses de l’État pour gérer des situations inextricables, la Justice prenant le plus souvent la suite d’autres acteurs sociaux, publics ou privés, eux-mêmes dépassés.
Notre Justice, c’est 3 à 4 fois moins de procureurs, 2 fois moins de juges et de fonctionnaires que dans les pays européens voisins : lire le rapport CEPEJ 2024 où l’on constate que la France est toujours à la traine en Europe.
Ce sont des professionnels confrontés à un droit de plus en plus complexe et mouvant avec des outils, notamment informatiques, totalement obsolètes.
Ce sont des services d’enquête ou d’assistance éducative exsangues, des prisons pleines à plus de 200%, conséquence des 30 ans « d’abandon budgétaire » objectivés par les États Généraux de la Justice (relire ici notre newsletter de février 2023 : « 30 ans d’abandon politique, budgétaire et humain, et après ? »).
Malgré tout, notre Justice continue de fonctionner grâce au dévouement de ceux qui la rendent. Car les chiffres clés de la justice 2024, publiés le 24 octobre 2024, sont vertigineux : en 2023, ce sont 1 911 185 décisions rendues en matière civile et commerciale (dont 185 931 référés), 1 075 662 auteurs d’infractions poursuivis ou ayant réussi une mesure alternative ou une composition pénale, un taux de réponse pénale de 86,9%, 511 928 condamnations pour des délits, 2 221 pour des crimes et 29 702 pour des contraventions, mais aussi 263 752 enfants en danger suivis par les juges des enfants au 31 décembre 2023, 161 316 mineurs auteurs d’infractions pénales, etc.
Notre Justice, ce sont des montagnes de dossiers du quotidien, mais aussi des procès hors-normes comme les procès « V13 » ou du « vol Paris-Rio » ou actuellement celui des « viols de Mazan », des choix politiques qui influent directement sur le travail des juridictions, avec par exemple une prise en charge rénovée et résolue des violences intrafamiliales à moyens quasi-constants avec nos partenaires pénitentiaires et associatifs, une vraie réflexion sur les modes amiables de résolution des conflits pourtant chronophages ou sur l’équipe autour du magistrat, un statut des magistrats rénové avec la création d’un concours professionnel en « seconde carrière », un serment modernisé et une saisine plus aisée du CSM par les justiciables…
De tout cela il n’a pas été dit un seul mot. Rien.
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